Sous les Pavés, la plage

Puis il a terminé en disant qu'à partir de maintenant toutes les radios passeraient la cinquième symphonie de Beethoven car les experts avaient calculé que le temps exact avant l'arrivée des premiers projectiles correspondait à la durée de ce « chef d'œuvre de la musique classique ».  Annie a dit que ça n'avait ni queue ni tête de passer la cinquième, que c'était ringard ! La gamine, à l'arrière, n'en finissait pas de rire ; elle a secoué la mèche de ses cheveux qui lui barrait le regard et, entre deux respirations, elle a dit « ils vous ont bien eu ; c'est un poisson d'avril ».

En effet c'était le premier avril, cela m'a sécurisé un peu car, à voir les rares voitures de l'autoroute s'arrêter et leurs occupants en sortir affolés dans l'orage qui débutait, leurs silhouettes vagues courir vers les grandes flèches d'indication d'abris anti-atomiques, j'avais eu un moment de perplexité, d'appréhension face à la réalité. Maintenant, dans la voiture, on riait : un fou-rire qui se répondait comme un écho. Le vieux ronflait, toujours inconscient. La voiture s'enfonçait toujours un peu plus dans l'obscurité de la nuit et de l'orage brisée par le clignotement incessant des grandes flèches de néons rouges. Des carcasses de voiture étaient abandonnées, portières ouvertes, feux allumés, oubliées là, au milieu de la chaussée. Je dûs en éviter quelques-unes à grands coups de volant ce qui faisait beaucoup rire Annie et la gamine derrière. Les secousses réveillèrent le vieux qui ne dit rien et sembla rigoler. On parla de la bêtise des gens. Annie avait repris la parole, elle nous baratina sur « l'intoxication à outrance des mass-média », « la non éducation et la crédulité des masses populaires utilisées comme moyen d'asservissement », à coup de « c'est sûr » et de « disons que » qui m'agaçaient toujours autant. Après un long slalom entre les véhicules abandonnés, on est arrivé à Paris. Le second mouvement de la cinquième s'achevait. On a dû laisser la voiture parce qu'il n'était plus possible d'avancer. Le vent, devenu de plus en plus violent, faisait tanguer la voiture comme un navire. Les rues étaient désertes, jonchées d'amas de babioles, de masses sombres informes, de valises oubliées, perdues sans doute. Les immeubles étaient vides. Les lumières étaient restées allumées. Des portes claquaient. La bise violente, incisive, emportait tout ce qui traînait sur le macadam, arrachait les volets. La pluie crépitait brutalement sur les pavés qui se déboîtaient. D'un peu partout, s'échappant de fenêtres ouvertes comme un murmure étouffé, les mouvements longs et plus violents de l'allegro de la cinquième résonnaient dans le bourdonnement de l'orage. J'avoue que nous ne riions plus. On s'est réfugié dans un café abandonné. La porte grinçait à chaque claquement. Les vitres de la devanture étaient brisées. Annie le reconnut, elle y était venue quand elle était lycéenne. C'est elle qui nous situa un peu dans ce Paris déserté. Elle affirma qu'on était près de la rue Mouffetard. Le vieux, hagard, puant, nous avait suivi. L'étonnement l'avait déssaoûlé. Nous étions tous les quatre dans ce café bizarre aux verres encore à demi pleins. La silhouette d'un chat oublié glissa parmi les bris de. glace.