Le bricoleur de la famille

«Le bricoleur de la famille» c'est la formule qui courrait sur nos lèvres quand le prénom ne suffisait plus pour cerner la personne.
A Nemours, Christian avait aménagé son atelier dans le garage à bicyclettes. I1 y avait placé un établi et accroché ses outils sur un panneau dans un alignement bien ordonné, dessinant en rouge le contour dé chaque instrument pour que marteau ou scie retrouve toujours leur place initiale.
Quand j'y pénétrais, enfant, il y avait une certaine fascination à voir l'ordre de tous ces instruments réunis dont j'ignorais pour certains l'usage. Un trouble sentiment, mélange d'incompréhension, d'incompétence et de mystère me parcourait devant ce grand frère un peu énigmatique.

Plus tard à Montmartre, il su dénicher sur la surface restreinte des locaux de la Maison Verte un autre espacé pour reconstituer son atelier. C'est dans le "Garage vert", ainsi l'appelait-on, dans un étroit appendice obscur qu'il transplanta le nouveau décor de ses expériences et ses recherches.
J'avais perdu un peu de ma fascination béate enfantine. L'adolescence avait fait naître un sentiment plus proche de l'admiration et du respect pour cette compétence qui me semblait étrangère, enviable mais si loin de moi.

J'aurais pu m'initier à ses côtés, mais peut-être notre différence d'âge et mon manque d'engouement ne nous le permettaient pas. A l'heure où le surnom dé "bricoleur de la famille" se révélait tenir dans la durée. J'adoptais celui "d'artiste de la famille". Entre bricolage et peinture, il y a la précision et l'exactitude du technicien que l'artiste prend souvent la liberté d'ignorer pour exprimer un élaii intérieur qui seul compte pour lui.
Je crois que je pris le goût du bricolage quand je devins propriétaire. Le goût de la chose bien faite, le soin d'une porte qui ferme aisément, d'un robinet qui ne goutte pas.

Je découvrais un monde. Je m'initiais à de nouveaux termes. J'éllargissais mon vocabulaire. J'apprenais à choisir des matériaux, "Leroy-Merlin" devint mon repère de week-end. Je bricolais, mais j'avais l'impression d'être toujours un amateur. J'avais en moi une petite voix intérieure qui me rappelait à mon frère bricoleur. J'imaginais qu'à tous mes problèmes il avait une solution. Lélia me rabâchait "Tu devrais appeler Christian par-ci, tu devrais appeler Christian par-là".
Je n'osais l'opportuner pour mes problèmes irrésolus, mes travaux suspendus, mes solutions précaires, trop incertaines.

En désespoir de cause, il m'arrivait de l'appeler à la rescousse. Il venait sans rechigner, au contraire heureux de rendre service. Et je levoyais à l'action. Le génie du bricolage l'habitait d'un coup comme le génie du théâtre doit habiter l'acteur quand il passe de la coulisse à la scène, de l'ombre à la lumière.