Vingt minutes de retard

Huit heures moins dix. L'aiguille de l'horloge vient de basculer. Rien ne bouge. Les quais sont déserts : pas de trains, pas de voyageurs - rien que les quais vides et les rails qui s'assemblent au loin. L'odeur fraîche d'un marronnier flotte étrangement dans cette soirée d'été.
Encore deux bonnes heures à attendre dans cette gare d'Ambérieu. J'ai poussé la porte du buffet de la gare. Puisqu'il fallait attendre, autant attendre là. Une salle vaste, un peu sombre, au plafond bas, un flipper dans un coin; sur la frisette du mur, de grandes affiches de la S.N.C.F.: le T.G.V.,· la ligne aérodynamique de sa locomotive, Train + Auto, Train couchettes, quelques paysages de montagne ou de bord de mer. Deux rangées dé baies vitrées, l'une donnant sur les quais, l'autre sur, la place. Un comptoir avec quelques hauts tabourets, mais personne.

- Vous voulez quelque chose ? Une voix âpre et éraillée a surgi de derrière le bar. C'est un vieux, la soixantaine bien dépassée, un visage déjà labouré par les rides, des cheveux rares et grisonnants.
- Je voulais juste prendre un verre, j'attends une correspondance. -
- Vous prenez le train de 22 H 07 pour Genève, me jette-t-il. Le vieux lève sur moi un regard hébété.
- Alors ça sera quoi ?
- Un demi !
- Je vous sers ça tout de suite.
La bière glisse dans la brillance du verre. Il pose le demi sur le comptoir et me dit :
- N' vous étonnez pas si je sais l'heure de votre train; Il n'y plus que celui-là. C'est le dernier.
La bière mousse et brille dans la lumière du soir.
- Ça fera 6.20.

Je le règle. Il s'asseoit derrière le bar. Le silence revient. Un bruissement bizarre : il s'étire et baille longuement. Il se met à me parler sans que je l'aie interpellé.
- Y 'aura pas que vous pour ce train ! N'ayez pas peur ! La voix est cassée, rauque. Elle va venir tout à l'heure, elle vient tous les vendredi soir. Je sais, vous allez me demander qui. Ici quand on dit "Elle" tout le monde comprend. Vous allez la voir arriver dans sa Ford rouge, une petite bonne femme comme ça ! Il dresse son pouce en fermant son poing.