Dîner suisse

C'est samedi soir, le milieu du week-end. La nuit commence à tomber dans la petite cour de l'immeuble. Dans l'étroite cuisine du rez-de-chaussée, on a allumé la lumière.
Mon père n'est pas là. Il visite un malade à l'hôpital. Il passera en coup de vent car il a une réunion ce soir. Mon frère a un match de basket. Il faut lui garder son assiette. Chacun mangera à son heure. On viendra se servir quand on voudra comme pour un repas qui aurait des services à l'infini jusqu'à épuisement des stocks : ce soir, c'est dîner suisse.
"Dîner suisse". Est-ce parce que l'on a l'autorisation de manger "en suisse", c'est à dire sans se préoccuper des autres, ou que le bircher, plat suisse, est souvent au menu de ces dîners du samedi soir ?

Le principe de base du dîner suisse, justement c'est qu'il n'y a pas de menu. Le menu est à inventer. On sort tout ce que le frigo peut contenir. On l'ouvre comme la malle de Merlin l'Enchanteur. On en sort de petits plats, les restes conservés des repas de la semaine, et puis mille provisions qu'on n'aurait pas soupçonnées. Quand tout est sur la table, reste à choisir. Comme le peintre compose sa palette, on remplit notre assiette : un petit peu de cornichons par-ci, deux tomates par-là, une demi tranche de jambon, du fromage blanc à la ciboulette, un morceau de gruyère, trois radis, et là, juste sur le bord de l'assiette une once de crème de marron.

On surveille l'assiettée du voisin. On se méfie de la convoitise d'un frère, ou de la rareté d'un ingrédient. Il faut être rapide. Le saumon n'attend pas. Il n'y en a pas pour  tout le monde. Pas le temps de négocier une portion. On se saisit d'un couteau, et d'un geste prompt, on harponne la tranche tendre et fine de chaire fumée et on la retourne dans son assiette.

Tous les assortiments sont possibles. Le plaisir est dans la composition de ces mets, dans cet habile mélange que nous serons seul à déguster. Ces couleurs, ces goûts sont la marque de notre identité. Et c'est avec un brin de fierté qu'on pavoise en montrant son assiette à la cantonade.
Le déroulé protocolaire du repas traditionnel n'est pas de mise. On peut enchaîner la tartine de confiture de framboises des bois avec un oeuf sur le plat ou une belle tranche de rosette sur le grain sombre du pain de seigle et revenir à la crème de marron. Jongler avec les goûts, zapper du sucré au salé : tout est permi.

Parmi tout ce choix, on est heureux de retrouver des surprises qui n'en sont plus mais qui suscitent autant de plaisir que la première fois. Le jambonneau, par exemple, c'est un morceau de charcuterie qu'on verra rarement aux autres repas. Il trône ici dans une petite assiette, cône lardé, présenté comme une offrande qui éveille notre salive à ce goût salé si singulier. D'autres petits mets viennent agrémenter les produits bruts, des beignets d'aubergine, des pommes rappées arrosées de lait Gloria, des petits riens qui font le ravissement des papilles.